Après un hiver et un printemps consacrés essentiellement à des premiers jets, suivis d’un été moins propice qu’espéré à l’écriture, me voici engagé depuis début septembre dans un nouvel automne de corrections.
Au fil des années, ma manière de relire et de corriger un texte a changé. C’est que, tout comme « écrire » ou « rédiger » un texte implique de faire énormément de choses à la fois, de même, « corriger un texte » peut vouloir dire énormément de choses différentes. Quand j’ai commencé à écrire, dans mon enfance puis mon adolescence, je ne faisais pas ces distinctions : « écrire » signifiait simplement « écrire un premier jet », et les corrections, quand corrections il y avait, signifiaient : « relire le texte et modifier ce qui ne me convient plus en espérant que le résultat sera meilleur ».
Cette définition générale me convient toujours, mais j’ai appris à distinguer plusieurs types et plusieurs échelles de corrections. Ces distinctions m’aident à vérifier que je travaille bien tous les aspects du texte qui s’y prêtent. Elles s’avèrent également précieuses pour ne pas me sentir submergé devant la masse du travail à faire au moment d’entamer les corrections d’un long texte.
Quelques types de corrections
Il y a donc plusieurs types de corrections. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, on peut distinguer par exemple :
La correction orthographique. Elle comprend des évidences (les s oubliés au pluriel, par exemple) mais aussi des questions plus subtiles qui peuvent nécessiter la consultation d’un dictionnaire, d’une grammaire (du type Bescherelle) ou, dans les cas les plus pointus (syntaxe complexe, valeur d’un temps ou d’un mode, propriété ou impropriété dans l’usage d’un mot), d’un ouvrage comme le Bon usage de la langue française par Grevisse ou le site de l’Académie française. Notez, dans ce dernier cas, que la question de l’orthographe tend à rejoindre celle de l’écriture elle-même, c’est-à-dire du choix des mots pour exprimer un sens qui conviendra à la fois à l’auteur et à son lectorat potentiel.
Il est bon de rappeler qu’on distingue, dans les études grammaticales, l’approche descriptive (qui décrit la manière dont les gens emploient les mots, sans se prononcer sur le bien-fondé d’un usage) et l’approche prescriptive (qui édicte les normes en vigueur dans un lieu et à une époque donnés, ces normes passant leur temps à changer à un rythme plus ou moins rapide selon les époques et les passions collectives). L’approche prescriptive est la plus connue, puisque c’est la première à laquelle on est confronté durant l’enfance à l’école, mais l’approche des linguistes (les universitaires qui étudient les langues) est bien souvent descriptive. En matière d’écriture, la distinction n’est pas anodine. On peut vouloir sciemment insérer dans un texte une forme ou une tournure considérées comme familières, vulgaires, ou au contraire archaïques, précieuses, surannées, etc. ou même des formes fautives (c’est-à-dire un barbarisme ou un solécisme, par exemple).
Rappelons aussi que l’Académie française n’a pas pour rôle d’imposer quoi que ce soit aux francophones en France. Elle émet des avis, et le moins qu’on puisse dire est que ce sont des avis renseignés, mais c’est toujours l’usage qui tranche, pour la bonne raison que les Académiciens ne sont pas une milice qui irait mettre l’épée sous la gorge des Françaises et des Français qui ne parlent pas « comme il faut ». Garder ce détail en mémoire évite de se prévaloir erronément de l’avis de l’Académie dans les discussions quotidiennes sur l’opportunité d’employer tel mot ou tournure plutôt que telle autre, à l’écrit ou à l’oral. Toute personne francophone est apte à contribuer à façonner l’avenir de la langue, et tant pis si vous n’avez pas les mêmes goûts qu’elle. Rappelons enfin que, de manière générale, et dans bien des domaines, une discussion polie et argumentée va plus loin qu’une manifestation de mépris ou que des considérations sur je ne sais quelle supposée décadence. Pour en revenir à nos moutons, un éditeur n’est pas censé pouvoir refuser ou imposer telle ou telle forme sous prétexte que l’Académie la déconseille ou la recommande. C’est une donnée notable dans la discussion, mais cela ne signifie pas que la forme serait nécessairement fautive ou idéale.
La correction typographique (ou, pour être précis, orthotypographique). Elle consiste à vérifier l’usage correct des majuscules et des minuscules, de la ponctuation, des espaces, mais aussi, le cas échéant, de l’italique, du gras, d’éventuels caractères spéciaux ou signes relevant d’alphabets autres que l’alphabet latin utilisés ponctuellement dans le texte, etc. Elle fait partie de la correction orthographique, mais il peut être avisé de lui consacrer une relecture rien qu’à elle, et cela vaut particulièrement quand on parle d’un texte long. La ponctuation comprend en effet tout ce qui concerne les guillemets et les tirets, indispensables aux scènes de dialogues. Les règles de base sont fournies par un fascicule précieux intitulé Lexique des règles typographiques en usage à l’imprimerie nationale, dont la lecture régulière est recommandable à toute personne qui ambitionne de rendre publics des écrits quelconques. Mais dès qu’on entre un peu dans les détails, notamment pour les dialogues, l’usage devient plus fluctuant et relève davantage des normes en vigueur chez tel ou tel éditeur. Ce qui signifie qu’un auteur peut devoir modifier la typographie des dialogues de tout un manuscrit simplement pour se plier d’avance aux préférences de l’éditeur à qui il envisage de le proposer (par bonheur, je ne crois pas que ce soit un critère rédhibitoire pour la sélection des manuscrits).
Ce sont les deux types de correction qui passent en général pour les plus fastidieuses. Au fil du temps, j’en viens au contraire à les apprécier. Qu’il est simple, qu’il est reposant, qu’il est rassurant d’avoir des critères à peu près stables à suivre pour parvenir à un degré d’achèvement assuré ! C’est loin d’être aussi évident pour les autres types de corrections.
Corriger le style. Pour aller très vite, le style est la manière dont quelqu’un s’exprime. A priori, le sens semble évident : on peut parler du style de George Sand ou d’Alexandre Dumas, du style de Julien Gracq ou de Marguerite Yourcenar, du style de Catherine Dufour qui n’est pas celui de Jean-Philippe Jaworski, d’Ursula Le Guin de Ray Bradbury, etc. En pratique, ce n’est pas si simple que cela. D’une part, un auteur ou une autrice, à la manière des gens de théâtre, peut être amené à adopter les voix d’une multitude de personnages, chacun pouvant s’exprimer d’une manière distincte. D’autre part, s’il est vrai que nombre d’auteurs gardent une même « voix » ou une « patte » de plus en plus facile à reconnaître à mesure qu’ils publient beaucoup, en revanche on aurait tort d’oublier qu’une même personne peut écrire de plusieurs manières très variées selon les textes qu’elle crée. Il faudrait donc, plutôt, parler d’une part de corriger la ou les voix dans un texte, en s’assurant par exemple de leur cohérence interne (un personnage censé s’exprimer de manière relâchée ne doit pas se mettre à maîtriser le plus-que-parfait du subjonctif et le passé antérieur dans la suite, à moins qu’il se soit instruit dans l’intervalle) ; et, d’autre part et plus généralement, de corriger l’expression, c’est-à-dire la manière dont on s’exprime dans le texte en tant qu’auteur ou autrice pour dire ce qu’on veut dire le mieux possible, c’est-à-dire de la manière la mieux adaptée au texte qu’on élabore.
Corriger l’expression inclut des recommandations toujours bonnes à prendre, comme la chasse aux répétitions (gardons en tête qu’une répétition peut toutefois former un procédé délibéré) ou encore la connaissance et la traque des tics de style. Mais la grande affaire, celle qui réclame le plus d’efforts, consiste à trouver, au-delà de ces précautions de base, comment s’exprimer au mieux au service d’un texte donné.
Corriger l’intrigue. La notion de style présuppose, un peu naïvement, que la personne qui écrit une histoire a déjà bien en tête l’histoire qu’elle veut raconter et n’a plus, ensuite, qu’à choisir les mots pour la raconter le mieux possible. Dans la pratique, le choix des événements à raconter et le choix des mots pour dire ces événements sont loin d’être toujours aussi nettement séparés au moment où l’on écrit le premier jet. C’est bien plutôt le contraire : tout se mélange ! Ce n’est pas nécessairement mauvais signe. L’écriture d’un texte de fiction, c’est-à-dire d’une oeuvre artistique, si modeste soit-elle, n’est pas la rédaction d’une dissertation, d’un mémoire, d’une thèse ou d’un mode d’emploi. Elle comprend une part irréductible de tâtonnements, d’hésitations, d’écarts, de fulgurances et de sérendipité. Mais corriger implique tout de même s’organiser davantage, pour dégrossir, affiner, peaufiner, harmoniser ensemble toutes les parties du texte. Là où le bât blesse, c’est qu’on peut très bien se rendre compte que certains éléments de l’intrigue ne conviennent finalement pas. Cela peut être le début qui est poussif, la fin qui est à refaire, une scène qu’il faudrait couper, raccourcir ou au contraire développer, un dialogue à fortifier ou à clarifier, mais aussi un personnage qui ne sert à rien ou dont le caractère n’est pas ce qu’il devrait être, etc. etc. etc. Les phrases précédentes vous ont-elles procuré une pointe d’inquiétude ? Voilà. Quels que soient les efforts qu’on peut consacrer au style sur des pages et des pages, si l’intrigue n’est pas bonne, on peut se retrouver à devoir jeter à la poubelle des paragraphes, des pages, des chapitres entiers, pour ne pas dire tout le manuscrit. Vous comprendrez mieux pourquoi les corrections sur l’intrigue sont toujours celles qui m’angoissent le plus.
Parmi les corrections sur l’intrigue figurent les vérifications sur la vraisemblance, autre domaine pointilleux et périlleux. La vraisemblance est ce qui fait qu’une histoire pourra passer pour une suite d’événements vrais aux yeux du lectorat, alors même qu’elle sort tout droit de l’imagination de quelqu’un. On peut s’amuser à distinguer plusieurs domaines à l’intérieur de la vraisemblance, par exemple la vraisemblance de l’univers, autrement dit les lois de la physique, les coutumes habituelles d’une société donnée, etc. et la vraisemblance psychologique, c’est-à-dire les réactions des personnages en fonction de leur tempérament.
On peut aussi distinguer des critères de vraisemblance. Les deux critères de vraisemblance principaux auxquels je puisse penser sur le moment sont la cohérence interne et l’adéquation entre ce que vous dites au sujet du monde et ce que votre lectorat connaît de ce monde. La cohérence interne est difficile, mais comparativement facile par rapport à l’autre. Elle consiste « seulement » à ne pas se contredire au sein du texte : c’est la base, sinon ça saute aux yeux qu’on lit une fiction mal faite et tout se casse la figure. Plus une histoire est complexe et comporte d’éléments inventés de toutes pièces, plus les corrections en matière de cohérence interne doivent être attentives. Naturellement, les littératures de l’imaginaire sont le domaine le plus exigeant en la matière, puisqu’elles se déroulent souvent dans des univers dont l’histoire, la géographie et tous les détails sortent de la cervelle des écrivains et des écrivaines.
L’adéquation entre ce que vous dites au sujet du monde et ce que votre lectorat connaît de ce monde est le plus délicat à équilibrer. Si, comme Colette dans l’un de ses romans de jeunesse, vous affirmez que telle ville de France se trouve au bord de la mer alors qu’elle est située loin à l’intérieur des terres, et que votre public le sait, c’est une grave erreur de vraisemblance. Mais il peut y avoir de profonds écarts entre ce que l’auteur sait et ce que le public sait, et cela peut aboutir, de la part du public, à une indulgence indue ou au contraire à de faux procès dus au fait que le lectorat connaît mal un domaine sur lequel la personne qui a écrit le texte a, elle, pris soin de se documenter solidement. Quand Hollywood montre, dans le film Troie, une scène située dans « le port de Sparte », il n’y a que les Grecs, les historiens et les hellénistes pour lever les yeux au ciel puisque cette ville antique était située au beau milieu de la presqu’île du Péloponnèse et non sur la côte… mais beaucoup de gens ne le savent pas, le film évoque une époque lointaine et ce détail n’a pas valu une honte mondiale au studio et au réalisateur qui ont eu l’audace de le laisser dans leur scénario, alors que l’erreur était importante. Inversement, si vous prenez la peine de tout lire sur l’Egypte ancienne de la Deuxième période intermédiaire pour écrire un roman historique situé à cette époque, il y aura tôt ou tard quelqu’un pour trouver que cela ne correspond pas à l’image qu’il se faisait de cette époque, simplement parce que les clichés, les idées reçues, les mythes, les déformations, etc. abondent dans l’imaginaire collectif et sont donc mieux connus que la réalité historique. Par exemple, il n’y avait pas de dromadaires en Egypte à cette époque, ni de chars de guerre, et peut-être même pas encore de chevaux, ce qui va à l’encontre de bien des images d’Epinal sur le sujet.
On pourrait distinguer d’autres types de correction, par exemple corriger le temps (s’assurer de la cohérence des marqueurs temporels, années, mois, jours et heures de la journée, éventuellement l’échelle de l’instant dans les passages où les événements se succèdent très vite ; mais aussi tout ce qui concerne la description des saisons, de la luminosité… il faudrait un billet à part entière pour en parler), les décors (s’assurer de la cohérence dans la description d’un même lieu, qu’il s’agisse d’une forêt, des pièces d’un bâtiment, etc.), corriger l’apparence des personnages, éventuellement corriger les éléments surnaturels (s’assurer de leur cohérence interne – que leur fonctionnement soit explicité ou non dans le texte), etc.
Voilà donc quelques-uns des principaux types de corrections auxquels je peux penser pour le moment. A mes débuts, je ne connaissais que les corrections orthotypographiques et les corrections de style. Ce n’est que bien plus tard que j’en suis venu à supporter l’idée d’opérer des corrections plus profondes sur mes premiers jets, à savoir des corrections sur l’intrigue ou des modifications importantes sur les voix.
Les échelles de correction
On peut distinguer plusieurs échelles de correction :
Le caractère. Eh si ! Quiconque n’a pas été obligé de raboter un texte au caractère près pour passer sous la barre fatidique des 50 000 caractères espaces comprises qui est le maximum le plus répandu pour les appels à textes en matière de nouvelles ne sait pas ce qu’est la souffrance du travail à l’échelle du caractère. C’est ce type de considération qui crée une différence notable entre des mots comme « rapidement » et « vite ». Cependant, prudence avec le rabotage à cette échelle : il peut vous conduire à défigurer une phrase ou même le style d’un texte entier. Mieux vaut aller faire un tour du côté de l’échelle de la scène ou du texte entier, pour vérifier s’il n’y a pas moyen de resserrer la structure de l’histoire plutôt que de se contenter de rogner sur les bouts de chandelle.
La phrase. Le choix des mots dans chaque phrase est primordial, c’est incontestable. Une phrase ne doit pas être surchargée de compléments non essentiels ou de subordonnées multiples (à moins d’en faire une définition du style de tout le livre ou de l’écrivain lui-même, comme Claude Simon, par exemple), mais elle ne doit pas non plus être trop dépouillée de tout au risque de produire un style sec et sans charme.
Le paragraphe. Ne comporte-t-il pas des redondances ? Est-il bien découpé, correspond-il à une étape bien distincte dans la progression du texte ? N’est-il pas trop long, ou trop court ? Ne doit-il donc pas être scindé ou, au contraire, fusionné avec d’autres ? Notre époque, décidément maniaque de minceur, redoute les paragraphes trop longs et tend à apprécier abusivement les paragraphes courts au point de se réduire à une seule phrase.
Revenir à la ligne après une seule phrase est certes un procédé utile pour ménager des effets de surprise.
Porté à l’excès, il se change en facilité.
Alors, le texte donne l’impression de « tirer à la ligne ».
L’essentiel est, au fond, qu’un paragraphe soit aisé à suivre et nécessaire dans la structure du texte. Il faut se souvenir qu’une page de livre publié est plus petite qu’une page A4 avec les marges par défaut dans un logiciel de traitement de texte comme Word ou OpenOffice
La page. Observer l’ensemble d’une page peut être utile, par exemple, pour repérer certaines répétitions qui ne sautent pas aux yeux dans un paragraphe. Mais gare à bien se souvenir qu’entre le manuscrit et la pagination finale en cas de publication, il y a en général de grandes différences ! Il faut donc être vigilant avec les fins et débuts de pages, pour ne pas publier de répétitions ou de redondances. Il faut également garder en tête qu’une page de livre publié, fût-ce en grand format, contient rarement autant de caractères qu’une page A4, et que le nombre de pages du texte sera donc supérieur à celui du fichier de travail, si l’on travaille dans un document au format A4. C’est un détail anecdotique pour une nouvelle ou une novella, mais cela commence à prendre de l’importance quand le fichier de travail devient très long.
La scène. Bien qu’une histoire ne soit ni une pièce de théâtre, ni un scénario de cinéma ou de télévision, on peut tâcher de morceler un travail de relecture et de correction en distinguant au sein d’un texte des scènes sur lesquelles on va pouvoir travailler individuellement. Attention, pourtant : contrairement à une tendance actuelle très répandue, sans doute due à l’influence du cinéma, un texte n’a pas nécessairement à se composer d’une suite de scènes. Il peut comporter de larges parts de narration générale au sein desquelles les « scènes » pourront se réduire à quelques phrases mettant en scène un moment précis de manière plus précise, ou à une réplique d’un personnage sans dialogue pour la prolonger.
Distinguer des scènes au sein d’une histoire comporte de nombreux avantages, le premier consistant à vérifier qu’elles servent bien toutes à quelque chose, ou, au contraire, qu’il ne manque pas une scène quelque part pour exposer des éléments de l’histoire qui auraient besoin d’être explicités ou approfondis.
Le chapitre (ou n’importe quel pan de texte groupant plusieurs scènes et formant un sous-ensemble défini d’importance modeste). Beaucoup de romans des littératures de l’imaginaire sont divisés en chapitres, même quand ces chapitres ne portent ni numéro ni titres et ne consistent qu’en un saut vers une nouvelle page. Il existe pourtant nombre de livres en littérature générale qui n’utilisent pas ce découpage et forment un texte continu, charge à l’auteur de le rythmer et de le structurer de manière moins évidente.
Du côté des auteurs et autrices comme du côté du lectorat, l’utilisation des chapitres présente l’avantage de rendre possible un travail à une échelle intermédiaire, et de vérifier plus facilement le rythme de la progression d’un récit.
La partie (ou n’importe quel ensemble formé de sous-ensembles de texte). Dès lors qu’un manuscrit devient long ou que sa structure comporte de grands ensembles qui dépassent l’échelle du chapitre, il peut être utile de le diviser en parties. Somme toutes assez discrètes à la lecture, elles permettent tout de même de marquer la progression d’un texte, qu’il s’agisse de souligner une ellipse temporelle, un changement de lieu, ou le passage à une autre grande étape de l’histoire. Là encore, du côté de l’écriture, c’est un outil bien utile puisqu’il aide à réfléchir à la structure du texte final et à ce qui définit sa progression – pour le coup, ce n’est pas si différent d’un mémoire ou d’une thèse, à cette différence près que le culte du chiffre trois n’est pas aussi prégnant dans la fiction que dans les plans de mémoires ou de thèses.
Le texte entier. C’est une échelle aussi ! Quand on est engagé dans le processus de l’écriture d’un premier jet, on peut avoir du mal à imaginer le texte terminé dans son ensemble. Au début, aller jusqu’au bout de l’écriture du premier jet peut même constituer un but en soi, quand on doute d’y parvenir ou qu’on n’a jamais rien écrit d’aussi long. Mais, une fois le premier jet terminé, l’énorme ensemble de lettres et d’espaces, de mots, de phrases, devient un ensemble limité, fermé mais pas fini au sens où il n’est pas terminé. Il va falloir savoir le clore de manière plus délibérée, le faire entrer en résonance avec lui-même, pour y ménager des harmonies ou des dysharmonies (mais des dysharmonies volontaires). Il faut, enfin, oser se poser des questions comme : que veux-je dire dans ce texte, plutôt que dans d’autres ? Dois-je tout mettre dans ce texte-ci, ou laisser de côté tel sujet, tel thème, telle idée de scène ou de personnage, pour un autre texte futur ? Le manuscrit n’est-il pas surchargé, ne gagnerait-il pas à être un peu allégé ? N’est-il pas déséquilibré (si oui, c’est là que l’utilisation des parties, des chapitres et des scènes peut s’avérer précieuse).
Dans ma candide jeunesse, je ne connaissais que les corrections à l’échelle de la phrase. Après tout, écrire un texte, c’est écrire de belles phrases, et c’est aussi beaucoup plus facile de corriger quelques mots que de reprendre une quantité de texte plus importante. Mais cela ne suffit parfois pas du tout pour corriger les problèmes dont peut souffrir une ébauche d’histoire. Corriger au point de supprimer une scène ou un chapitre entier me terrifiait pourtant, et revêtait des allures d’absurdité aux yeux du créateur candide que j’étais alors. Mais si : quand on a écrit un morceau de texte, c’est quelque chose qui existe, c’est une création qui a une forme de vie palpitante dans l’imagination, et ce n’est pas si simple de se résoudre à la sabrer, à la faire retourner au néant. Ce l’est d’autant moins quand on n’est pas sûr que le texte en ressortira meilleur plutôt que mutilé. Pour apprendre à se résigner à ce type de coupes, sans tomber non plus dans le massacre puis dans le découragement, je suppose qu’il n’y a que l’expérience de l’écriture et de la correction de nombreux textes.
Mais la véritable question est en réalité…
Comme j’aborde une troisième partie dans ce billet, il était grand temps d’introduire un procédé de tension narrative dans la présentation de mon propos afin de dynamiser le bouzin, n’est-ce pas ? Bref : pour définir ce que c’était que corriger un texte, je n’ai évoqué, en somme, que des outils ou des procédés de correction. J’aurais pu, d’ailleurs, approfondir encore le sujet en évoquant les différentes manières de corriger un texte (ajouts, suppressions, déplacements, modifications de divers types), mais cela aurait nécessité de rentrer encore plus dans le détail des différents types de corrections. Mais je n’ai fait, au fond, que donner des exemples, ce qu’on appelle une définition en extension, plutôt que de cerner le sens du verbe « corriger » (pour en proposer une définition en compréhension).
Or, si corriger un texte, c’est tenter de l’améliorer, il faudrait aussitôt se demander ce que signifie améliorer un texte. Car rendre un texte meilleur suppose de disposer de critères fiables pour l’apprécier. Mais qu’est-ce qui permet d’évaluer solidement un texte ? Voilà qui n’est pas évident. Il suffit de lire quelques critiques de livres et d’écouter quelques avis de lectrices et de lecteurs pour s’en rendre compte : les avis divergent et, même quand ils ont l’air de converger, ils cachent bien souvent des différences de goûts, car on peut apprécier un même texte pour toutes sortes de raisons. Sauf qu’une personne qui écrit et souhaite améliorer ses textes ne peut s’en tenir au relativisme prudent du proverbe Des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter.
Sur quels critères se fonder pour apprécier un texte ? Le choix d’un mot pour évoquer le meilleur degré d’achèvement possible d’un texte implique à lui tout seul le choix d’une approche parmi plusieurs possibles. Faut-il parler de la beauté d’un texte, terme purement esthétique ? De sa qualité, mot qui peut être compris comme se rapportant au vocabulaire du commerce et renvoie le texte publié à son statut de produit diffusé, en général commercialisé, auprès d’un lectorat qui est en même temps une clientèle ? Personnellement, j’ai envie d’ajouter le mot d’achèvement, l’impression – du côté de l’auteur, au moins – d’être allé jusqu’au bout des corrections possibles. Mais l’achèvement, dans l’idéal, quand il ne se fait pas de guerre lasse ou par manque de temps, coïncide avec l’aboutissement d’un processus d’amélioration, ce qui nous ramène à notre point de départ.
Pourquoi ne pas poser la question autrement ? Puisqu’un texte est écrit et, une fois écrit, ouvre la possibilité de la lecture, on peut se demander : pour qui corrige-t-on le texte ? Cela devient plus pragmatique et un peu plus simple.
On peut le corriger pour soi, jusqu’à en être satisfait, en tant qu’auteur ou qu’autrice : cela revient à faire tout ce qu’on peut. Encore faut-il être capable de s’arrêter dans ce processus de correction, et ne pas tomber dans l’excès de l’artiste épuisé, comme Niggle dans la magnifique nouvelle de J.R.R. Tolkien Feuille, de Niggle, qui consacre toute sa vie à peindre un seul arbre avec le sentiment tenace qu’il y engloutira toute sa vie sans arriver à terminer ce tableau, et sans tomber non plus dans l’obsession, puisque, selon un autre proverbe, Le mieux est l’ennemi du bien, ce qu’apprend à ses dépens le peintre de la nouvelle de Balzac Le Chef-d’oeuvre inconnu.
On peut corriger un texte pour le lectorat auquel on le destine. Selon les cas, ce sera vos amis, vos parents, votre soeur ou votre frère, votre compagnon ou compagne, ou bien les élèves de la classe, les étudiants du cours, les membres de l’association, les internautes du forum, le groupe sur tel ou tel réseau social, le public d’un site de fan fictions, la clientèle d’un site d’impression à la demande, ou bien le lectorat des librairies, si le livre est publié de la manière traditionnelle.
Entre soi-même et le lectorat, il y a la notion grandiose, vague et ambiguë de « la postérité », qui a toujours tendance à planer au-dessus des gens dès lors qu’ils écrivent quelque chose dans un but autre qu’immédiatement utilitaire. La postérité, cela peut être les enfants ou petits-enfants, les siècles à venir, ou, chez les plus ambitieux, la reconnaissance, la gloire, le panthéon littéraire, les prix littéraires, être étudié en classe plus tard. « Si l’on n’est pas édité en Pléiade après sa mort, c’est qu’on a raté sa vie », ou quelque chose dans ce goût-là. J’ai l’air d’en rire, mais c’est un excès dans lequel on a vite fait de tomber. Est-il illégitime ? Après tout, toute ambition peut être comprise comme un idéal vers lequel on peut tendre de manière asymptotique, tout en y puisant une raison de vivre, une source d’énergie autant que d’exigence. Viser le prix Nobel de littérature et finir par arriver à publier un livre, c’est parfois mieux que de ne pas le viser et ne pas écrire du tout. L’important est que l’ambition ne se change ni en une pression écrasante, ni en source de forfanterie insupportable ou en miroir aux alouettes qui n’aboutirait qu’à des illusions perdues.
En pratique, quand on cherche à se faire publier, on corrige aussi un texte pour… l’éditeur, ou plutôt les éditeurs possibles. Le problème étant que les exigences des éditeurs sont souvent bien plus floues qu’ils ne veulent l’admettre. Un coup d’oeil sur les présentation des lignes éditoriales sur quelques sites d’éditeur permet d’éliminer des genres, formes ou formats dont les éditeurs ne veulent pas, mais plus rarement ce dont ils veulent. Et pour cause : l’édition est elle-même un processus très incertain.
Autre source d’incertitude pour les aspirants et aspirantes à la publication, au moins dans le cas de textes longs (les romans, pour prendre la situation typique) : les éditeurs, dans leur écrasante majorité, ne motivent pas leurs refus, quand ils prennent la peine de signifier leurs refus aux auteurs et autrices dont les textes sont écartés (bien souvent,c’est l’expiration d’un délai d’attente maximal annoncé qui doit faire comprendre aux malheureux que ce ne sera pas pour cette fois, ou bien c’est un mail ou courrier de refus générique). Conséquence : les auteurs qui voudraient « viser » un éditeur en particulier, sans arriver à se faire éditer chez lui, en sont réduits à se baser sur des généralités assez vagues entendues dans des interviews ou lues sur le site de l’éditeur en question pour tenter d’adapter leur texte à la ligne éditoriale en question… tâche des plus ardues, pour employer un euphémisme.
Du côté des éditeurs, le métier est difficile, mais la situation reste, en somme, vivable. Être éditeur, c’est un peu comme être prospecteur, chercheur d’or, d’argent ou d’autres métaux ou ressources naturelles notables : il faut se plonger dans une matière abondante, de qualité très variable, jusqu’à trouver ce qu’on cherche. Cela peut prendre du temps et des efforts, mais l’abondance de matière est telle qu’on est à peu près assuré de trouver quelque chose d’exploitable. En revanche, écrire et corriger un texte, c’est comme être une pierre qui aurait envie de créer une pépite d’or : il faut se casser la tête à mettre en oeuvre tout un tas de processus chimiques très complexes et très longs pour parvenir à produire un métal, qui ne sera pas nécessairement l’or dont on rêvait, mais qui pourra être du cuivre, du fer, de l’argent, du plomb, etc. La différence est que, dans le cas de la roche où se forme le métal, cela ne suffit jamais, en soi, pour créer la pépite d’or : celle-ci ne devient pépite qu’une fois extraite du sous-sol et ramenée à la lumière. Et l’abondance de matière est telle que nombre de pépites, pas toutes en or mais certaines de bon métal, courent le risque de rester dans l’ombre des profondeurs pour longtemps, puisqu’en définitive tout dépend de l’oeil du prospecteur, c’est-à-dire de l’arbitraire de l’éditeur, certes plus ou moins consolidé par le savoir, le savoir-faire, l’expérience, etc. (Si ma comparaison vous donne l’impression que les auteurs et autrices se font exploiter, vous avez raison.)
Corriger un texte relève donc d’un processus incertain, difficile, aux horizons très variables selon ce qu’on souhaite faire de son texte. Par bonheur, ces questionnements sont souvent résolus, façon noeud gordien, par des considérations très pratico-pratiques : on garde son texte pour soi, on le montre à un tel ou une telle, on essaie de l’envoyer à telle revue ou tel éditeur, ça fonctionne ou non, on a l’énergie et le temps ou non pour réessayer de corriger ou pour écrire autre chose.