Qu’est-ce que corriger un texte ?

Après un hiver et un printemps consacrés essentiellement à des premiers jets, suivis d’un été moins propice qu’espéré à l’écriture, me voici engagé depuis début septembre dans un nouvel automne de corrections.

Au fil des années, ma manière de relire et de corriger un texte a changé. C’est que, tout comme « écrire » ou « rédiger » un texte implique de faire énormément de choses à la fois, de même, « corriger un texte » peut vouloir dire énormément de choses différentes. Quand j’ai commencé à écrire, dans mon enfance puis mon adolescence, je ne faisais pas ces distinctions : « écrire » signifiait simplement « écrire un premier jet », et les corrections, quand corrections il y avait, signifiaient : « relire le texte et modifier ce qui ne me convient plus en espérant que le résultat sera meilleur ».

Cette définition générale me convient toujours, mais j’ai appris à distinguer plusieurs types et plusieurs échelles de corrections. Ces distinctions m’aident à vérifier que je travaille bien tous les aspects du texte qui s’y prêtent. Elles s’avèrent également précieuses pour ne pas me sentir submergé devant la masse du travail à faire au moment d’entamer les corrections d’un long texte.

Auteur désespéré devant la masse du travail de correction sur son manuscrit. (William Blake, Nabuchodonosor, 1795)

Quelques types de corrections

Il y a donc plusieurs types de corrections. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, on peut distinguer par exemple :

La correction orthographique. Elle comprend des évidences (les s oubliés au pluriel, par exemple) mais aussi des questions plus subtiles qui peuvent nécessiter la consultation d’un dictionnaire, d’une grammaire (du type Bescherelle) ou, dans les cas les plus pointus (syntaxe complexe, valeur d’un temps ou d’un mode, propriété ou impropriété dans l’usage d’un mot), d’un ouvrage comme le Bon usage de la langue française par Grevisse ou le site de l’Académie française. Notez, dans ce dernier cas, que la question de l’orthographe tend à rejoindre celle de l’écriture elle-même, c’est-à-dire du choix des mots pour exprimer un sens qui conviendra à la fois à l’auteur et à son lectorat potentiel.

Il est bon de rappeler qu’on distingue, dans les études grammaticales, l’approche descriptive (qui décrit la manière dont les gens emploient les mots, sans se prononcer sur le bien-fondé d’un usage) et l’approche prescriptive (qui édicte les normes en vigueur dans un lieu et à une époque donnés, ces normes passant leur temps à changer à un rythme plus ou moins rapide selon les époques et les passions collectives). L’approche prescriptive est la plus connue, puisque c’est la première à laquelle on est confronté durant l’enfance à l’école, mais l’approche des linguistes (les universitaires qui étudient les langues) est bien souvent descriptive. En matière d’écriture, la distinction n’est pas anodine. On peut vouloir sciemment insérer dans un texte une forme ou une tournure considérées comme familières, vulgaires, ou au contraire archaïques, précieuses, surannées, etc. ou même des formes fautives (c’est-à-dire un barbarisme ou un solécisme, par exemple).

Rappelons aussi que l’Académie française n’a pas pour rôle d’imposer quoi que ce soit aux francophones en France. Elle émet des avis, et le moins qu’on puisse dire est que ce sont des avis renseignés, mais c’est toujours l’usage qui tranche, pour la bonne raison que les Académiciens ne sont pas une milice qui irait mettre l’épée sous la gorge des Françaises et des Français qui ne parlent pas « comme il faut ». Garder ce détail en mémoire évite de se prévaloir erronément de l’avis de l’Académie dans les discussions quotidiennes sur l’opportunité d’employer tel mot ou tournure plutôt que telle autre, à l’écrit ou à l’oral. Toute personne francophone est apte à contribuer à façonner l’avenir de la langue, et tant pis si vous n’avez pas les mêmes goûts qu’elle. Rappelons enfin que, de manière générale, et dans bien des domaines, une discussion polie et argumentée va plus loin qu’une manifestation de mépris ou que des considérations sur je ne sais quelle supposée décadence. Pour en revenir à nos moutons, un éditeur n’est pas censé pouvoir refuser ou imposer telle ou telle forme sous prétexte que l’Académie la déconseille ou la recommande. C’est une donnée notable dans la discussion, mais cela ne signifie pas que la forme serait nécessairement fautive ou idéale.

La correction typographique (ou, pour être précis, orthotypographique). Elle consiste à vérifier l’usage correct des majuscules et des minuscules, de la ponctuation, des espaces, mais aussi, le cas échéant, de l’italique, du gras, d’éventuels caractères spéciaux ou signes relevant d’alphabets autres que l’alphabet latin utilisés ponctuellement dans le texte, etc. Elle fait partie de la correction orthographique, mais il peut être avisé de lui consacrer une relecture rien qu’à elle, et cela vaut particulièrement quand on parle d’un texte long. La ponctuation comprend en effet tout ce qui concerne les guillemets et les tirets, indispensables aux scènes de dialogues. Les règles de base sont fournies par un fascicule précieux intitulé Lexique des règles typographiques en usage à l’imprimerie nationale, dont la lecture régulière est recommandable à toute personne qui ambitionne de rendre publics des écrits quelconques. Mais dès qu’on entre un peu dans les détails, notamment pour les dialogues, l’usage devient plus fluctuant et relève davantage des normes en vigueur chez tel ou tel éditeur. Ce qui signifie qu’un auteur peut devoir modifier la typographie des dialogues de tout un manuscrit simplement pour se plier d’avance aux préférences de l’éditeur à qui il envisage de le proposer (par bonheur, je ne crois pas que ce soit un critère rédhibitoire pour la sélection des manuscrits).

Ce sont les deux types de correction qui passent en général pour les plus fastidieuses. Au fil du temps, j’en viens au contraire à les apprécier. Qu’il est simple, qu’il est reposant, qu’il est rassurant d’avoir des critères à peu près stables à suivre pour parvenir à un degré d’achèvement assuré ! C’est loin d’être aussi évident pour les autres types de corrections.

Corriger le style. Pour aller très vite, le style est la manière dont quelqu’un s’exprime. A priori, le sens semble évident : on peut parler du style de George Sand ou d’Alexandre Dumas, du style de Julien Gracq ou de Marguerite Yourcenar, du style de Catherine Dufour qui n’est pas celui de Jean-Philippe Jaworski, d’Ursula Le Guin de Ray Bradbury, etc. En pratique, ce n’est pas si simple que cela. D’une part, un auteur ou une autrice, à la manière des gens de théâtre, peut être amené à adopter les voix d’une multitude de personnages, chacun pouvant s’exprimer d’une manière distincte. D’autre part, s’il est vrai que nombre d’auteurs gardent une même « voix » ou une « patte » de plus en plus facile à reconnaître à mesure qu’ils publient beaucoup, en revanche on aurait tort d’oublier qu’une même personne peut écrire de plusieurs manières très variées selon les textes qu’elle crée. Il faudrait donc, plutôt, parler d’une part de corriger la ou les voix dans un texte, en s’assurant par exemple de leur cohérence interne (un personnage censé s’exprimer de manière relâchée ne doit pas se mettre à maîtriser le plus-que-parfait du subjonctif et le passé antérieur dans la suite, à moins qu’il se soit instruit dans l’intervalle) ; et, d’autre part et plus généralement, de corriger l’expression, c’est-à-dire la manière dont on s’exprime dans le texte en tant qu’auteur ou autrice pour dire ce qu’on veut dire le mieux possible, c’est-à-dire de la manière la mieux adaptée au texte qu’on élabore.

Corriger l’expression inclut des recommandations toujours bonnes à prendre, comme la chasse aux répétitions (gardons en tête qu’une répétition peut toutefois former un procédé délibéré) ou encore la connaissance et la traque des tics de style. Mais la grande affaire, celle qui réclame le plus d’efforts, consiste à trouver, au-delà de ces précautions de base, comment s’exprimer au mieux au service d’un texte donné.

« … et là, tu tapes Alt+128 et ça te donne un C majuscule avec cédille : Ç. – Woaââh… » (Alexandre-Auguste Hirsch, « Calliope instruisant Orphée », 1865.)

Corriger l’intrigue. La notion de style présuppose, un peu naïvement, que la personne qui écrit une histoire a déjà bien en tête l’histoire qu’elle veut raconter et n’a plus, ensuite, qu’à choisir les mots pour la raconter le mieux possible. Dans la pratique, le choix des événements à raconter et le choix des mots pour dire ces événements sont loin d’être toujours aussi nettement séparés au moment où l’on écrit le premier jet. C’est bien plutôt le contraire : tout se mélange ! Ce n’est pas nécessairement mauvais signe. L’écriture d’un texte de fiction, c’est-à-dire d’une oeuvre artistique, si modeste soit-elle, n’est pas la rédaction d’une dissertation, d’un mémoire, d’une thèse ou d’un mode d’emploi. Elle comprend une part irréductible de tâtonnements, d’hésitations, d’écarts, de fulgurances et de sérendipité. Mais corriger implique tout de même s’organiser davantage, pour dégrossir, affiner, peaufiner, harmoniser ensemble toutes les parties du texte. Là où le bât blesse, c’est qu’on peut très bien se rendre compte que certains éléments de l’intrigue ne conviennent finalement pas. Cela peut être le début qui est poussif, la fin qui est à refaire, une scène qu’il faudrait couper, raccourcir ou au contraire développer, un dialogue à fortifier ou à clarifier, mais aussi un personnage qui ne sert à rien ou dont le caractère n’est pas ce qu’il devrait être, etc. etc. etc. Les phrases précédentes vous ont-elles procuré une pointe d’inquiétude ? Voilà. Quels que soient les efforts qu’on peut consacrer au style sur des pages et des pages, si l’intrigue n’est pas bonne, on peut se retrouver à devoir jeter à la poubelle des paragraphes, des pages, des chapitres entiers, pour ne pas dire tout le manuscrit. Vous comprendrez mieux pourquoi les corrections sur l’intrigue sont toujours celles qui m’angoissent le plus.

Parmi les corrections sur l’intrigue figurent les vérifications sur la vraisemblance, autre domaine pointilleux et périlleux. La vraisemblance est ce qui fait qu’une histoire pourra passer pour une suite d’événements vrais aux yeux du lectorat, alors même qu’elle sort tout droit de l’imagination de quelqu’un. On peut s’amuser à distinguer plusieurs domaines à l’intérieur de la vraisemblance, par exemple la vraisemblance de l’univers, autrement dit les lois de la physique, les coutumes habituelles d’une société donnée, etc. et la vraisemblance psychologique, c’est-à-dire les réactions des personnages en fonction de leur tempérament.

On peut aussi distinguer des critères de vraisemblance. Les deux critères de vraisemblance principaux auxquels je puisse penser sur le moment sont la cohérence interne et l’adéquation entre ce que vous dites au sujet du monde et ce que votre lectorat connaît de ce monde. La cohérence interne est difficile, mais comparativement facile par rapport à l’autre. Elle consiste « seulement » à ne pas se contredire au sein du texte : c’est la base, sinon ça saute aux yeux qu’on lit une fiction mal faite et tout se casse la figure. Plus une histoire est complexe et comporte d’éléments inventés de toutes pièces, plus les corrections en matière de cohérence interne doivent être attentives. Naturellement, les littératures de l’imaginaire sont le domaine le plus exigeant en la matière, puisqu’elles se déroulent souvent dans des univers dont l’histoire, la géographie et tous les détails sortent de la cervelle des écrivains et des écrivaines.

L’adéquation entre ce que vous dites au sujet du monde et ce que votre lectorat connaît de ce monde est le plus délicat à équilibrer. Si, comme Colette dans l’un de ses romans de jeunesse, vous affirmez que telle ville de France se trouve au bord de la mer alors qu’elle est située loin à l’intérieur des terres, et que votre public le sait, c’est une grave erreur de vraisemblance. Mais il peut y avoir de profonds écarts entre ce que l’auteur sait et ce que le public sait, et cela peut aboutir, de la part du public, à une indulgence indue ou au contraire à de faux procès dus au fait que le lectorat connaît mal un domaine sur lequel la personne qui a écrit le texte a, elle, pris soin de se documenter solidement. Quand Hollywood montre, dans le film Troie, une scène située dans « le port de Sparte », il n’y a que les Grecs, les historiens et les hellénistes pour lever les yeux au ciel puisque cette ville antique était située au beau milieu de la presqu’île du Péloponnèse et non sur la côte… mais beaucoup de gens ne le savent pas, le film évoque une époque lointaine et ce détail n’a pas valu une honte mondiale au studio et au réalisateur qui ont eu l’audace de le laisser dans leur scénario, alors que l’erreur était importante. Inversement, si vous prenez la peine de tout lire sur l’Egypte ancienne de la Deuxième période intermédiaire pour écrire un roman historique situé à cette époque, il y aura tôt ou tard quelqu’un pour trouver que cela ne correspond pas à l’image qu’il se faisait de cette époque, simplement parce que les clichés, les idées reçues, les mythes, les déformations, etc. abondent dans l’imaginaire collectif et sont donc mieux connus que la réalité historique. Par exemple, il n’y avait pas de dromadaires en Egypte à cette époque, ni de chars de guerre, et peut-être même pas encore de chevaux, ce qui va à l’encontre de bien des images d’Epinal sur le sujet.

On pourrait distinguer d’autres types de correction, par exemple corriger le temps (s’assurer de la cohérence des marqueurs temporels, années, mois, jours et heures de la journée, éventuellement l’échelle de l’instant dans les passages où les événements se succèdent très vite ; mais aussi tout ce qui concerne la description des saisons, de la luminosité… il faudrait un billet à part entière pour en parler), les décors (s’assurer de la cohérence dans la description d’un même lieu, qu’il s’agisse d’une forêt, des pièces d’un bâtiment, etc.), corriger l’apparence des personnages, éventuellement corriger les éléments surnaturels (s’assurer de leur cohérence interne – que leur fonctionnement soit explicité ou non dans le texte), etc.

Voilà donc quelques-uns des principaux types de corrections auxquels je peux penser pour le moment. A mes débuts, je ne connaissais que les corrections orthotypographiques et les corrections de style. Ce n’est que bien plus tard que j’en suis venu à supporter l’idée d’opérer des corrections plus profondes sur mes premiers jets, à savoir des corrections sur l’intrigue ou des modifications importantes sur les voix.

Les échelles de correction

Il existe également des échelles pour lire, mais ce n’est pas le sujet. Carl Spitzwerg, Le Rat de bibliothèque, vers 1850.

On peut distinguer plusieurs échelles de correction :

Le caractère. Eh si ! Quiconque n’a pas été obligé de raboter un texte au caractère près pour passer sous la barre fatidique des 50 000 caractères espaces comprises qui est le maximum le plus répandu pour les appels à textes en matière de nouvelles ne sait pas ce qu’est la souffrance du travail à l’échelle du caractère. C’est ce type de considération qui crée une différence notable entre des mots comme « rapidement » et « vite ». Cependant, prudence avec le rabotage à cette échelle : il peut vous conduire à défigurer une phrase ou même le style d’un texte entier. Mieux vaut aller faire un tour du côté de l’échelle de la scène ou du texte entier, pour vérifier s’il n’y a pas moyen de resserrer la structure de l’histoire plutôt que de se contenter de rogner sur les bouts de chandelle.

La phrase. Le choix des mots dans chaque phrase est primordial, c’est incontestable. Une phrase ne doit pas être surchargée de compléments non essentiels ou de subordonnées multiples (à moins d’en faire une définition du style de tout le livre ou de l’écrivain lui-même, comme Claude Simon, par exemple), mais elle ne doit pas non plus être trop dépouillée de tout au risque de produire un style sec et sans charme.

Le paragraphe. Ne comporte-t-il pas des redondances ? Est-il bien découpé, correspond-il à une étape bien distincte dans la progression du texte ? N’est-il pas trop long, ou trop court ? Ne doit-il donc pas être scindé ou, au contraire, fusionné avec d’autres ? Notre époque, décidément maniaque de minceur, redoute les paragraphes trop longs et tend à apprécier abusivement les paragraphes courts au point de se réduire à une seule phrase.

Revenir à la ligne après une seule phrase est certes un procédé utile pour ménager des effets de surprise.

Porté à l’excès, il se change en facilité.

Alors, le texte donne l’impression de « tirer à la ligne ».

L’essentiel est, au fond, qu’un paragraphe soit aisé à suivre et nécessaire dans la structure du texte. Il faut se souvenir qu’une page de livre publié est plus petite qu’une page A4 avec les marges par défaut dans un logiciel de traitement de texte comme Word ou OpenOffice

La page. Observer l’ensemble d’une page peut être utile, par exemple, pour repérer certaines répétitions qui ne sautent pas aux yeux dans un paragraphe. Mais gare à bien se souvenir qu’entre le manuscrit et la pagination finale en cas de publication, il y a en général de grandes différences ! Il faut donc être vigilant avec les fins et débuts de pages, pour ne pas publier de répétitions ou de redondances. Il faut également garder en tête qu’une page de livre publié, fût-ce en grand format, contient rarement autant de caractères qu’une page A4, et que le nombre de pages du texte sera donc supérieur à celui du fichier de travail, si l’on travaille dans un document au format A4. C’est un détail anecdotique pour une nouvelle ou une novella, mais cela commence à prendre de l’importance quand le fichier de travail devient très long.

La scène. Bien qu’une histoire ne soit ni une pièce de théâtre, ni un scénario de cinéma ou de télévision, on peut tâcher de morceler un travail de relecture et de correction en distinguant au sein d’un texte des scènes sur lesquelles on va pouvoir travailler individuellement. Attention, pourtant : contrairement à une tendance actuelle très répandue, sans doute due à l’influence du cinéma, un texte n’a pas nécessairement à se composer d’une suite de scènes. Il peut comporter de larges parts de narration générale au sein desquelles les « scènes » pourront se réduire à quelques phrases mettant en scène un moment précis de manière plus précise, ou à une réplique d’un personnage sans dialogue pour la prolonger.

Distinguer des scènes au sein d’une histoire comporte de nombreux avantages, le premier consistant à vérifier qu’elles servent bien toutes à quelque chose, ou, au contraire, qu’il ne manque pas une scène quelque part pour exposer des éléments de l’histoire qui auraient besoin d’être explicités ou approfondis.

Le chapitre (ou n’importe quel pan de texte groupant plusieurs scènes et formant un sous-ensemble défini d’importance modeste). Beaucoup de romans des littératures de l’imaginaire sont divisés en chapitres, même quand ces chapitres ne portent ni numéro ni titres et ne consistent qu’en un saut vers une nouvelle page. Il existe pourtant nombre de livres en littérature générale qui n’utilisent pas ce découpage et forment un texte continu, charge à l’auteur de le rythmer et de le structurer de manière moins évidente.

Du côté des auteurs et autrices comme du côté du lectorat, l’utilisation des chapitres présente l’avantage de rendre possible un travail à une échelle intermédiaire, et de vérifier plus facilement le rythme de la progression d’un récit.

La partie (ou n’importe quel ensemble formé de sous-ensembles de texte). Dès lors qu’un manuscrit devient long ou que sa structure comporte de grands ensembles qui dépassent l’échelle du chapitre, il peut être utile de le diviser en parties. Somme toutes assez discrètes à la lecture, elles permettent tout de même de marquer la progression d’un texte, qu’il s’agisse de souligner une ellipse temporelle, un changement de lieu, ou le passage à une autre grande étape de l’histoire. Là encore, du côté de l’écriture, c’est un outil bien utile puisqu’il aide à réfléchir à la structure du texte final et à ce qui définit sa progression – pour le coup, ce n’est pas si différent d’un mémoire ou d’une thèse, à cette différence près que le culte du chiffre trois n’est pas aussi prégnant dans la fiction que dans les plans de mémoires ou de thèses.

Le texte entier. C’est une échelle aussi ! Quand on est engagé dans le processus de l’écriture d’un premier jet, on peut avoir du mal à imaginer le texte terminé dans son ensemble. Au début, aller jusqu’au bout de l’écriture du premier jet peut même constituer un but en soi, quand on doute d’y parvenir ou qu’on n’a jamais rien écrit d’aussi long. Mais, une fois le premier jet terminé, l’énorme ensemble de lettres et d’espaces, de mots, de phrases, devient un ensemble limité, fermé mais pas fini au sens où il n’est pas terminé. Il va falloir savoir le clore de manière plus délibérée, le faire entrer en résonance avec lui-même, pour y ménager des harmonies ou des dysharmonies (mais des dysharmonies volontaires). Il faut, enfin, oser se poser des questions comme : que veux-je dire dans ce texte, plutôt que dans d’autres ? Dois-je tout mettre dans ce texte-ci, ou laisser de côté tel sujet, tel thème, telle idée de scène ou de personnage, pour un autre texte futur ? Le manuscrit n’est-il pas surchargé, ne gagnerait-il pas à être un peu allégé ? N’est-il pas déséquilibré (si oui, c’est là que l’utilisation des parties, des chapitres et des scènes peut s’avérer précieuse).

« Alors, finalement, ça ne m’arrange pas trop que tu attaques dès cette scène-là. Je vais te caser au chapitre suivant, OK ? — Grük ? — Bon… Tu vas là-bas. » (Alejandro Amenabar et Oscar Isaac sur le tournage de l’excellent péplum « Agora » en 2010.)

Dans ma candide jeunesse, je ne connaissais que les corrections à l’échelle de la phrase. Après tout, écrire un texte, c’est écrire de belles phrases, et c’est aussi beaucoup plus facile de corriger quelques mots que de reprendre une quantité de texte plus importante. Mais cela ne suffit parfois pas du tout pour corriger les problèmes dont peut souffrir une ébauche d’histoire. Corriger au point de supprimer une scène ou un chapitre entier me terrifiait pourtant, et revêtait des allures d’absurdité aux yeux du créateur candide que j’étais alors. Mais si : quand on a écrit un morceau de texte, c’est quelque chose qui existe, c’est une création qui a une forme de vie palpitante dans l’imagination, et ce n’est pas si simple de se résoudre à la sabrer, à la faire retourner au néant. Ce l’est d’autant moins quand on n’est pas sûr que le texte en ressortira meilleur plutôt que mutilé. Pour apprendre à se résigner à ce type de coupes, sans tomber non plus dans le massacre puis dans le découragement, je suppose qu’il n’y a que l’expérience de l’écriture et de la correction de nombreux textes.

Mais la véritable question est en réalité…

Comme j’aborde une troisième partie dans ce billet, il était grand temps d’introduire un procédé de tension narrative dans la présentation de mon propos afin de dynamiser le bouzin, n’est-ce pas ? Bref : pour définir ce que c’était que corriger un texte, je n’ai évoqué, en somme, que des outils ou des procédés de correction. J’aurais pu, d’ailleurs, approfondir encore le sujet en évoquant les différentes manières de corriger un texte (ajouts, suppressions, déplacements, modifications de divers types), mais cela aurait nécessité de rentrer encore plus dans le détail des différents types de corrections. Mais je n’ai fait, au fond, que donner des exemples, ce qu’on appelle une définition en extension, plutôt que de cerner le sens du verbe « corriger » (pour en proposer une définition en compréhension).

Or, si corriger un texte, c’est tenter de l’améliorer, il faudrait aussitôt se demander ce que signifie améliorer un texte. Car rendre un texte meilleur suppose de disposer de critères fiables pour l’apprécier. Mais qu’est-ce qui permet d’évaluer solidement un texte ? Voilà qui n’est pas évident. Il suffit de lire quelques critiques de livres et d’écouter quelques avis de lectrices et de lecteurs pour s’en rendre compte : les avis divergent et, même quand ils ont l’air de converger, ils cachent bien souvent des différences de goûts, car on peut apprécier un même texte pour toutes sortes de raisons. Sauf qu’une personne qui écrit et souhaite améliorer ses textes ne peut s’en tenir au relativisme prudent du proverbe Des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter.

Sur quels critères se fonder pour apprécier un texte ? Le choix d’un mot pour évoquer le meilleur degré d’achèvement possible d’un texte implique à lui tout seul le choix d’une approche parmi plusieurs possibles. Faut-il parler de la beauté d’un texte, terme purement esthétique ? De sa qualité, mot qui peut être compris comme se rapportant au vocabulaire du commerce et renvoie le texte publié à son statut de produit diffusé, en général commercialisé, auprès d’un lectorat qui est en même temps une clientèle ? Personnellement, j’ai envie d’ajouter le mot d’achèvement, l’impression – du côté de l’auteur, au moins – d’être allé jusqu’au bout des corrections possibles. Mais l’achèvement, dans l’idéal, quand il ne se fait pas de guerre lasse ou par manque de temps, coïncide avec l’aboutissement d’un processus d’amélioration, ce qui nous ramène à notre point de départ.

Pourquoi ne pas poser la question autrement ? Puisqu’un texte est écrit et, une fois écrit, ouvre la possibilité de la lecture, on peut se demander : pour qui corrige-t-on le texte ? Cela devient plus pragmatique et un peu plus simple.

On peut le corriger pour soi, jusqu’à en être satisfait, en tant qu’auteur ou qu’autrice : cela revient à faire tout ce qu’on peut. Encore faut-il être capable de s’arrêter dans ce processus de correction, et ne pas tomber dans l’excès de l’artiste épuisé, comme Niggle dans la magnifique nouvelle de J.R.R. Tolkien Feuille, de Niggle, qui consacre toute sa vie à peindre un seul arbre avec le sentiment tenace qu’il y engloutira toute sa vie sans arriver à terminer ce tableau, et sans tomber non plus dans l’obsession, puisque, selon un autre proverbe, Le mieux est l’ennemi du bien, ce qu’apprend à ses dépens le peintre de la nouvelle de Balzac Le Chef-d’oeuvre inconnu.

On peut corriger un texte pour le lectorat auquel on le destine. Selon les cas, ce sera vos amis, vos parents, votre soeur ou votre frère, votre compagnon ou compagne, ou bien les élèves de la classe, les étudiants du cours, les membres de l’association, les internautes du forum, le groupe sur tel ou tel réseau social, le public d’un site de fan fictions, la clientèle d’un site d’impression à la demande, ou bien le lectorat des librairies, si le livre est publié de la manière traditionnelle.

Entre soi-même et le lectorat, il y a la notion grandiose, vague et ambiguë de « la postérité », qui a toujours tendance à planer au-dessus des gens dès lors qu’ils écrivent quelque chose dans un but autre qu’immédiatement utilitaire. La postérité, cela peut être les enfants ou petits-enfants, les siècles à venir, ou, chez les plus ambitieux, la reconnaissance, la gloire, le panthéon littéraire, les prix littéraires, être étudié en classe plus tard. « Si l’on n’est pas édité en Pléiade après sa mort, c’est qu’on a raté sa vie », ou quelque chose dans ce goût-là. J’ai l’air d’en rire, mais c’est un excès dans lequel on a vite fait de tomber. Est-il illégitime ? Après tout, toute ambition peut être comprise comme un idéal vers lequel on peut tendre de manière asymptotique, tout en y puisant une raison de vivre, une source d’énergie autant que d’exigence. Viser le prix Nobel de littérature et finir par arriver à publier un livre, c’est parfois mieux que de ne pas le viser et ne pas écrire du tout. L’important est que l’ambition ne se change ni en une pression écrasante, ni en source de forfanterie insupportable ou en miroir aux alouettes qui n’aboutirait qu’à des illusions perdues.

On peut également corriger un texte pour son animal domestique, par exemple pour ses lapins, mais les avis de lecture restent d’une subtilité limitée. Au passage, rien n’interdit de se mettre à l’aise quand on se livre à l’écriture et à la correction. (George de Forest Brush, « Orphée », 1890.)

En pratique, quand on cherche à se faire publier, on corrige aussi un texte pour… l’éditeur, ou plutôt les éditeurs possibles. Le problème étant que les exigences des éditeurs sont souvent bien plus floues qu’ils ne veulent l’admettre. Un coup d’oeil sur les présentation des lignes éditoriales sur quelques sites d’éditeur permet d’éliminer des genres, formes ou formats dont les éditeurs ne veulent pas, mais plus rarement ce dont ils veulent. Et pour cause : l’édition est elle-même un processus très incertain.

Autre source d’incertitude pour les aspirants et aspirantes à la publication, au moins dans le cas de textes longs (les romans, pour prendre la situation typique) : les éditeurs, dans leur écrasante majorité, ne motivent pas leurs refus, quand ils prennent la peine de signifier leurs refus aux auteurs et autrices dont les textes sont écartés (bien souvent,c’est l’expiration d’un délai d’attente maximal annoncé qui doit faire comprendre aux malheureux que ce ne sera pas pour cette fois, ou bien c’est un mail ou courrier de refus générique). Conséquence : les auteurs qui voudraient « viser » un éditeur en particulier, sans arriver à se faire éditer chez lui, en sont réduits à se baser sur des généralités assez vagues entendues dans des interviews ou lues sur le site de l’éditeur en question pour tenter d’adapter leur texte à la ligne éditoriale en question… tâche des plus ardues, pour employer un euphémisme.

Du côté des éditeurs, le métier est difficile, mais la situation reste, en somme, vivable. Être éditeur, c’est un peu comme être prospecteur, chercheur d’or, d’argent ou d’autres métaux ou ressources naturelles notables : il faut se plonger dans une matière abondante, de qualité très variable, jusqu’à trouver ce qu’on cherche. Cela peut prendre du temps et des efforts, mais l’abondance de matière est telle qu’on est à peu près assuré de trouver quelque chose d’exploitable. En revanche, écrire et corriger un texte, c’est comme être une pierre qui aurait envie de créer une pépite d’or : il faut se casser la tête à mettre en oeuvre tout un tas de processus chimiques très complexes et très longs pour parvenir à produire un métal, qui ne sera pas nécessairement l’or dont on rêvait, mais qui pourra être du cuivre, du fer, de l’argent, du plomb, etc. La différence est que, dans le cas de la roche où se forme le métal, cela ne suffit jamais, en soi, pour créer la pépite d’or : celle-ci ne devient pépite qu’une fois extraite du sous-sol et ramenée à la lumière. Et l’abondance de matière est telle que nombre de pépites, pas toutes en or mais certaines de bon métal, courent le risque de rester dans l’ombre des profondeurs pour longtemps, puisqu’en définitive tout dépend de l’oeil du prospecteur, c’est-à-dire de l’arbitraire de l’éditeur, certes plus ou moins consolidé par le savoir, le savoir-faire, l’expérience, etc. (Si ma comparaison vous donne l’impression que les auteurs et autrices se font exploiter, vous avez raison.)

Corriger un texte relève donc d’un processus incertain, difficile, aux horizons très variables selon ce qu’on souhaite faire de son texte. Par bonheur, ces questionnements sont souvent résolus, façon noeud gordien, par des considérations très pratico-pratiques : on garde son texte pour soi, on le montre à un tel ou une telle, on essaie de l’envoyer à telle revue ou tel éditeur, ça fonctionne ou non, on a l’énergie et le temps ou non pour réessayer de corriger ou pour écrire autre chose.

Chaque texte est différent

Je n’ai pas publié grand-chose ici, mais je n’ai pas trop mal écrit ces derniers mois. Depuis début janvier, j’ai enchaîné la préparation et les premiers jets de trois nouvelles. Après un premier tour de corrections évidentes « à chaud », je peux… les laisser reposer pour les reprendre plus tard. C’est frustrant, mais l’expérience m’a montré que c’était indispensable afin d’avoir un recul suffisant pour effectuer des corrections de fond sans trop se heurter à l’écueil de la flemme de l’auteur qui n’a pas envie de sabrer des paragraphes durement rédigés tout juste quelques jours plus tôt.

Trois textes courts, pour un auteur qui a une dizaine de nouvelles et/ou de poèmes publiés à son actif (et beaucoup d’autres non publiés) : on pourrait croire que ça commence à rouler, à devenir moins difficile. De l’extérieur, c’est facile de croire qu’au-delà d’un certain point, on peut élaborer une méthode, voire une routine. Ce n’est qu’en partie vrai.

L’entraînement, l’expérience, la pratique régulière de l’écriture comptent énormément, et ce n’est pas pour rien que le principal conseil que donnent tous les auteurs bien établis aux débutants est : écrivez ! C’est en écrivant qu’on devient écrivain, rien n’est plus vrai. Au fil du temps, on s’organise pour attraper les idées au vol et les noter, on comprend de quelle documentation on a besoin pour écrire (et à quel moment on en accumule trop), on affûte sa plume, on apprend à connaître ses tics de style, et on devient plus exigeant envers soi-même, au sens où l’on devient pour soi-même un relecteur et un correcteur moins complaisant. Bref, oui, c’est moins compliqué. Nombre d’auteurs confirmés, comme Davoust, Faye et Fazi dans le recommandable podcast Procrastination, mettent l’accent sur cette part de travail et d’expérience, et ils ont bien raison.

Il n’en reste pas moins vrai que chaque texte est différent (et ils le reconnaissent volontiers). Pourquoi différent ? Parce que l’ampleur et la nature de la documentation nécessaire varient grandement, parce qu’on peut se sentir plus ou moins à l’aise en s’aventurant dans un genre ou un thème nouveau, et enfin parce que les idées ne viennent jamais de la même façon, d’où des facilités et des obstacles changeants.

A posteriori, l’écriture de ces trois premiers jets de nouvelles en est un bon exemple.

Parfois, c’est une intrigue…

Auteur se réjouissant des affres des futurs lecteurs parce que lui connaît la fin à l’avance. (Jean Delville, Portrait de Madame Stuart-Merrill, 1892)

La première était une nouvelle d’anticipation proche, dont l’idée initiale était une expérience de pensée. C’est le genre d’idée que j’adore, parce que j’avais l’intrigue en entier dès le début : une histoire simple, tendue comme une démonstration, à côté de laquelle le travail nécessaire sur les détails de l’univers et la part de documentation restaient assez restreints. L’important, pour l’écrire, était de préserver l’élan, le suspense, la densité de l’intrigue telle qu’elle m’était apparue. Par « nouvelle », en France, de nos jours, les revues et les éditeurs désignent en général un texte comprenant au maximum 50 000 caractères espaces comprises, c’est-à-dire, à la louche, une douzaine de pages A4 un peu denses dans la mise en page Word par défaut. J’avais bien envie de pondre quelque chose de serré et de prenant, sans chercher à trop approfondir le décor ou les personnages, de peur de perdre le rythme de départ et d’être trop long.

La difficulté, pour cette nouvelle, était de composer avec mes conditions actuelles d’écriture. Je parviens à me ménager une journée d’écriture par semaine à côté de mon travail ; il n’y a que pendant les vacances que j’arrive à écrire plusieurs jours d’affilée. Or j’ai du mal à écrire pendant toute une journée : je patauge le matin, je sors les rames l’après-midi, et ce n’est qu’en fin d’après-midi et le soir que, par un paradoxe qui m’échappe, je me sens mieux, plus inspiré, plus efficace, mieux relié à mes univers de mots. La période idéale pour écrire serait, à mes yeux, la fin de soirée et la nuit. Entre 22h et une heure du matin, je suis un bourreau de travail. Mais si je prolonge trop ces nuits passionnées, je le paie le lendemain, voire le surlendemain, par une fatigue écrasante et un moral dans les chaussettes (allez savoir pourquoi). On voit à quel point c’est un fonctionnement idéal, qui s’accorde sans aucun problème avec la pratique de l’écriture comme second métier à côté d’un métier alimentaire, avec une vie de famille et avec la nécessité d’employer au mieux chaque parcelle de temps libre…

Bref, l’idéal aurait été de disposer d’une longue plage de temps pour écrire la nouvelle d’un seul jet, afin de me maintenir dans le même état d’esprit tout du long et de livrer un texte tendu comme un arc. Ou plutôt délicieux comme une crêpe, puisque j’aime assez comparer l’écriture d’une nouvelle à la préparation d’une crêpe : pas trop grande, pas trop cuite, prestement retournée, lancée dans l’assiette, on saupoudre rapidement et zou ! c’est prêt, on ne doit pas avoir le temps de souffler. Mais ce n’était pas possible. Faute de mieux, j’ai réussi à l’écrire en deux fois. Ce qui me rassure, c’est que d’autres auteurs (comme Mélanie Fazi, pour en rester aux voix de Procrastination) mettent des mois à peaufiner une nouvelle, ce qui me fait me dire que j’ai encore une chance de réussir ce texte, même si je ne l’ai pas exprimé d’un seul souffle.

Pour les corrections, je devrai équilibrer la part d’approfondissement des personnages et du décor afin de ne pas raconter une histoire de bonhommes-bâtons évoluant devant des bâtiments en fils de fer, et la part de suspense propre à l’idée que je voulais raconter, pour m’assurer que le rythme ne se relâche pas et que l’ensemble du texte reste au service du postulat que je m’étais donné.

Dit comme ça, ça donne l’impression que je domine le processus, n’est-ce pas ? Ahem.

Parfois, ce sont un personnage ou des images…

« Une jeune femme, une chouette et la Lune ? Je ne sais pas ce que l’artiste va faire de nous. Tu crois qu’on peut en faire, je ne sais pas, un tableau ? Bah… En tout cas, on est là, il faudra bien qu’il fasse avec. » (Frederick Stuart Chuch; The Witch’s Daughter, 1881)

La deuxième nouvelle était une histoire bizarre qui me plaisait beaucoup, et qui combinait une apparence de texte de hard science-fiction (un genre de science-fiction qui met en avant une documentation très rigoureuse puisée dans les connaissances scientifiques actuelles : l’inverse de Star Wars, par exemple) et une idée de départ de nature fondamentalement poétique. Cette idée-là m’est venue sous la forme d’un personnage que j’ai eu très envie de faire exister, puis d’images magnifiques que je n’ai plus eu qu’à m’efforcer de transposer sur le papier.

Et l’intrigue ? Vous comprenez ce que je veux dire : dans l’idée précédente, l’intrigue était faite ; dans celle-ci, tout, ou presque, restait à trouver. L’histoire exacte n’était pas incluse dans les 5% d’inspiration initiaux, et la tâche de la bâtir correctement a relevé des 95% de transpiration (pour reprendre l’expression consacrée).

Avant même de bâtir l’intrigue, j’ai dû consacrer plusieurs semaines (plus d’un mois et demi, je crois) à me documenter sur mon sujet. Je n’écris jamais de hard SF d’habitude et, si on m’avait dit que j’écrirais quelque chose qui s’en approcherait un jour, j’aurais été bien étonné. Il me manquait donc toutes sortes de connaissances de base en matière d’astronomie et d’astronautique qui paraîtraient banales à n’importe quel amateur de ces domaines, mais que j’ai dû prendre le temps d’assimiler, afin de m’assurer de ne pas raconter trop de bêtises et de ne pas redécouvrir l’eau tiède. Le plus rageant, dans l’affaire, est que le postulat de base relèverait presque du conte, mais n’a d’intérêt que dans un contexte d’anticipation réaliste pour lequel on ne peut pas se passer d’une documentation précise. Je me suis donc retrouvé à mettre à jour des connaissances que, n’ayant pas fait d’études scientifiques, je n’avais pas entretenues depuis ma scolarité, en dehors de quelques articles de vulgarisation ici et là. Avantage : j’ai beaucoup appris et c’était merveilleux, du genre à redonner espoir en l’humanité. Les connaissances astronomiques progressent vite et c’était extraordinaire de voir tout ce qu’on avait découvert en vingt ans.

Le danger de tout travail de documentation poussé, quand on cherche à écrire un texte, est de se noyer sous la documentation et de changer son histoire en prétexte à caser telle bribe de savoir ou tel mot de vocabulaire qu’on vient d’apprendre et dont on est tout fier. Cela aboutit à surcharger le texte de connaissances certes passionnantes, mais qui ne sont pas l’histoire elle-même et qui rendent le résultat pâteux. Au moins, cet écueil-là, je le connaissais bien, pour m’y être affronté en vue de textes plus anciens. Je pense l’avoir en partie évité, mais cela nécessitera très certainement du travail pour atteindre un équilibre satisfaisant.

Quand cette étape de documentation a touché à sa fin, j’ai entamé l’élaboration d’un synopsis qui s’est trouvé malmené à plusieurs reprises, et qui pourrait changer encore à la correction. Toutes mes idées pour cette histoire dessinaient une structure très épisodique, ce qui rendait difficile d’entretenir une tension dramatique correcte. Il faut dire que cette histoire-là, telle que je l’ai imaginée au début, n’était absolument pas une histoire à suspense, tout l’inverse de l’idée précédente. Or, sans vouloir défigurer le texte ou le distordre pour le faire entrer dans un moule, il faut quand même un minimum de tension pour faire une histoire. Ce sera aussi un équilibre à trouver à la correction.

Quant aux belles images que je voulais évoquer, elles aboutissent à un type de passage que j’adore mais que le grand public, à ce qu’il paraîtrait, n’aimerait pas beaucoup : j’ai nommé les descriptions. En attendant qu’on me donne quelques millions d’euros pour produire un film, il va bien falloir passer par les mots et tâcher d’intégrer ces descriptions au mieux, ce qui n’est pas simple avec le sujet de l’histoire. Comment bien doser cela ? Ce sera une autre question à me poser pendant les corrections.

Si l’on ajoute que cette idée me plaisait tout particulièrement, parce que c’est une histoire que je trouve belle et originale, que j’ai très envie d’arriver à la publier quelque part un jour afin qu’elle soit lue, et, par-dessus tout, que je tenais à l’écrire de mon mieux, on se fera une meilleure idée des montagnes russes émotionnelles qui ont pu accompagner l’écriture de ce texte, pour lequel je me mettais la barre haut. Rédigé sur fond de pandémie, d’inquiétudes pour mes proches, d’organisation changeante au travail et de doutes sur ma capacité à faire exister cette idée, ce premier jet, une fois terminé, m’a laissé l’impression d’un marathon épuisant. Et malgré mes efforts, le premier jet en question explose la limite des 50 000 caractères, sans pour autant que son idée de départ se prête bien à en faire un roman. Enfer et damnation ! Mais il est bien trop tôt pour penser à la publication : il faut laisser reposer, réfléchir, corriger, sans doute réfléchir et corriger encore, et après on verra bien.

Au moins l’histoire existe, désormais, et rien que d’avoir ce premier jet quelque part sur le papier représente pour moi un bonheur naïf et têtu.

Et parfois, c’est… on ne sait pas trop, mais on y va !

Et puis zut ! Même imparfaite, une création reste votre bébé. (Dessin de l’auteur fait en un temps qui ne rajeunirait personne, pour le jeu Fantasia, aux frontières de l’Absurde.)

Entre ces deux textes, au cours d’une période de fatigue et d’inquiétudes où j’avais l’impression de me paralyser tout seul dans mon écriture à force d’exigences, j’ai voulu écrire un texte purement pour le plaisir, un texte que j’écrirais sans aucune idée de ce que j’en ferais, que je ne chercherais peut-être même pas à publier ou à peaufiner, bref, un texte pour me détendre.

J’avais une idée de lieu imaginaire, une société marquée par une caractéristique qui se prêtait bien à un récit de voyage proche des explorations philosophiques de Swift dans Les Voyages de Gulliver ou de Michaux dans Ailleurs. Mon vieil univers de Fantasia se prêtait parfaitement à accueillir une histoire de ce genre. Je m’y suis replongé comme on enfile de vieilles pantoufles, avec un plaisir oisif, et j’ai écrit en deux ou trois séances une petite nouvelle. Tant pis si c’est du médiéval-fantastique bateau par endroits, tant pis si certains détails me semblent un peu carton-pâte : c’était bien agréable à écrire et ce sera peut-être communicatif. Toute l’intrigue consiste à découvrir un postulat de départ avec une série de situations de plus en plus étranges. Le texte porte un peu de l’humeur sombre que j’avais à ce moment-là, ce qui fait qu’il adopte un déroulement qui tient un peu de la « machine infernale » tragique, mais sans désespoir. Et, ô miracle, le résultat n’est même pas trop long ! Il y a des ficelles à resserrer et des boulons à revisser pour que l’ensemble soit bien cohérent, mais ce n’est pas infaisable. Peut-être finirai-je par la proposer à une revue.

Bref…

Trois idées, trois textes, trois périodes d’écriture sans comparaison les unes avec les autres, qu’il s’agisse de leur durée, des difficultés « techniques » que j’ai rencontrées et des émotions ou des réflexions par lesquelles j’ai dû passer. J’écris depuis tout petit, j’ai publié ma première nouvelle en 2003 : ne suis-je encore qu’un débutant en matière de nouvelles, pour me retrouver ballotté à ce point d’un texte à l’autre ? Ce qui me rassure grandement, c’est de lire des témoignages d’écrivains professionnels, bien installés sur une bibliographie longue comme une chaise longue, et qui rencontrent exactement le même genre d’obstacles, à savoir le fait que chaque texte est différent des précédents, parce que « ça vient » d’une manière nouvelle chaque fois. J’avais envie de dire quelques mots là-dessus ici, pour qu’on ne s’imagine pas que l’écriture de fiction s’accommode facilement d’une routine avec des horaires de bureau et un process entreprenorial réglé comme une horloge. Ou, en tout cas, pas pour tous les auteurs, puisqu’il y a à peu près autant de façons différentes d’écrire que d’auteurs. Tant pis ou tant mieux, je ne sais pas, mais c’est ainsi : c’est un processus bizarre, imprévisible et compliqué. Ce qui ne m’empêche pas de redire qu’un entraînement régulier est la base.

Je ne suis volontairement pas entré dans le détail du contenu de ces nouvelles, par pure superstition, mais je me ferai un plaisir d’en reparler si j’en publie une ou plusieurs un jour. En attendant, si cela vous intéresse de me lire, il y a mes autres pages sur mes publications précédentes. Et moi, j’arrête de bloguer et je retourne écrire…

L’automne des corrections : premier jet, corrections, publication

« Trop d’adverbes. » (Fresque de la maison de Pétrarque représentant Laura et Pétrarque.)

Cet automne a été placé sous le signe des corrections. J’avais sous le coude le manuscrit d’un roman sur la mythologie grecque auquel je travaillais depuis longtemps et que je pensais avoir bouclé fin 2019. Je l’avais envoyé à trois ou quatre éditeurs, mais pas plus. Deux raisons à cela. D’abord, il est recommandé de ne pas envoyer un manuscrit à tous les éditeurs en même temps, mais d’attendre d’avoir quelques réponses (ou refus tacites) avant de le soumettre ailleurs. En théorie et dans le meilleur des cas, cela vous permet de « choisir » un éditeur plutôt que dépendre entièrement du délai de réponse moyen des éditeurs auxquels vous soumettez le texte. (Exemple : si vous avez très envie de publier chez un éditeur X qui répond au bout de huit mois, mais que vous pourriez aussi le proposer à l’éditeur Y qui répond en deux mois, mieux vaut envoyer le texte à X et attendre sa réponse avant de l’envoyer à Y. En effet, si vous l’envoyez aux deux en même temps et si Y accepte le texte, vous perdrez la possibilité d’être publié chez X. Exemple tout théorique dans mon cas puisque je ne me suis jamais trouvé dans la situation d’avoir un manuscrit accepté par deux éditeurs.)

Deuxième raison, beaucoup plus humble, pour ne pas envoyer un manuscrit à tout le monde à la fois : cela laisse la possibilité de corriger et d’améliorer encore le texte avant de l’envoyer à d’autres éditeurs. C’est ce qui m’est arrivé. En revenant sur ce manuscrit (pourtant déjà longuement travaillé et corrigé) quelque chose comme dix mois après, je me suis rendu compte que j’avais beaucoup de défauts à corriger, plusieurs fils narratifs à mieux ficeler, à rendre cohérents, des scories de style à éliminer, etc. etc. Conséquence : j’ai passé quatre autres mois à corriger ce manuscrit et je viens seulement de le soumettre à plusieurs autres éditeurs. Pas à tous, encore une fois, on ne sait jamais !

Le premier jet : devenir le roi de la montagne…

Dans la préparation d’un manuscrit, le premier jet et les corrections présentent chacun leurs propres difficultés.

Quand on est enfant, le processus d’écriture se confond avec le premier jet. On écrit le texte jusqu’à la fin de l’histoire, ou la fin du poème, etc. Et quand on a fini, le texte semble fini. L’institution scolaire nous enseigne les bases du processus de correction : corriger l’orthographe et la langue, bien entendu, mais aussi traquer les incohérences, diversifier son vocabulaire, ce genre de chose.

La première fois qu’on se lance dans l’écriture d’un texte long (typiquement, d’un roman), c’est un peu comme si on retombait en enfance devant l’ampleur de l’idée qu’on cherche à concrétiser. La quantité de texte à écrire est si grande qu’on se demande avec angoisse si l’on en viendra à bout. On se demande comment les écrivains parviennent à faire sortir de leur tête et à coucher sur le papier une telle masse d’idées et d’événements, souvent plusieurs centaines de pages imprimées. On craint de manquer d’énergie, de se lasser, de se décourager. On craint, très souvent, de manquer de temps. Par rapport à l’écriture d’une nouvelle ou de tout autre texte court, l’écriture d’un texte long suppose une discipline toute différente. Pour parler en termes estudiantins, cela peut s’approcher de la différence qu’il y a entre faire une dissertation en temps limité et achever un mémoire ou une thèse. Impossible de s’en sortir avec un marathon : l’effort s’apparente à la course de fond, voire à l’épreuve d’endurance qui, en règle générale, est celle qu’on déteste quand on est ado…

Le premier jet : lutter contre le néant dont vous devez tirer votre texte phrase après phrase, mot après mot, lettre après lettre, lutter contre le reste de la vie qui vous attire vers d’autres activités qu’écrire tout aussi légitimes et importantes que l’écriture, lutter contre la déconcentration qui vous éparpille les pensées aux quatre vents, lutter contre le découragement et le complexe de l’imposteur qui vous murmure à l’oreille que vous n’y arriverez jamais ou que ce sera mauvais. Lutter contre le temps qui affadit votre idée ou, tout aussi pernicieusement, vous en fait venir une foule d’autres, tentantes, qui ont l’air meilleures et qui, elles aussi, ne désirent que de s’extraire du néant en utilisant votre stylo ou votre clavier. Lutter pour créer, lutter pour donner vie, pour donner forme. C’est épuisant et exaltant en même temps, c’est miraculeux et banal comme un accouchement, à cette différence qu’on est assis sans signe extérieur visible d’effort et qu’à la limite les gens pourraient croire que vous bayez aux corneilles. Ce sont des heures mesquines et fastidieuses à se concentrer, à se reconcentrer, à renouer les fils de l’idée, à surmonter des obstacles inattendus, des noeuds, des blocages, une fatigue impalpable ; ce sont des ravissements subits, des promenades idylliques quand « ça vient bien », quand l’inspiration et l’énergie sont là et que l’enthousiasme fait souffler l’espoir et la confiance sur l’histoire en train de se tisser. C’est l’Enfer, le Paradis et le Purgatoire sans bouger d’une chaise.

Lorsque, par miracle, on arrive au bout du manuscrit, c’est un peu comme d’avoir gravi une montagne. On est arrivé au sommet de quelque chose après une suite d’efforts éreintants. On a besoin de souffler, on se sent la poitrine gonflée de fierté. On a l’impression d’avoir accompli sinon un exploit, du moins une performance digne d’être saluée.

Et là, il faut redescendre.

Il n’y a plus qu’à refaire tout le chemin dans l’autre sens. (Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818. Source : Wikimedia Commons)

Les corrections : l’enfer, la solitude

Redescendre la montagne est une étape tout aussi difficile, et souvent beaucoup plus ardue, que de l’escalader. Pourtant, il le faut. Tout comme il faut redescendre de ses tentations de fierté quand on termine un premier jet. Pas tout de suite : il faut utiliser cette satisfaction d’amour-propre à la façon d’un casse-croûte à savourer au chaud dans un abri à quelques pas du sommet, pour se reconstituer des forces avant d’attaquer la prochaine longueur. Mais, tôt ou tard, il le faut. Parce qu’un premier jet, en lui-même, ce n’est pas qu’il ne vaille rien (c’est une histoire qui n’existait pas et qui existe et rien que cela est déjà beau), mais ce n’est pas une oeuvre terminée. L’un des secrets des écrivains – pas secret au sens où ils le cacheraient, car ils en parlent souvent, mais au sens où on peut difficilement prendre toute la mesure de ce qu’ils en disent avant de l’avoir vécu soi-même – c’est qu’une fois qu’on a gravi la montagne escarpée qu’est la rédaction d’un premier jet, les corrections représentent une seconde montagne de travail tout aussi pénible et vicieuse que la première, et souvent, à mon sens, bien plus difficile à surmonter.

Corriger implique d’accepter que ce qui a été écrit jusqu’à présent n’est pas parfait. Pas seulement au sens où il y aurait des fautes d’orthographe, des solécismes ou des erreurs de langue patentes de ce genre. Oui, il y en a et il faudra les corriger, bien entendu, mais, vraiment, c’est la partie facile : il y a pour cela des règles communes, fixées depuis longtemps, des règles fixes et préétablies que l’on peut se remémorer en consultant dictionnaires et grammaires. Si seulement toutes les corrections consistaient à appliquer mécaniquement des règles ! Mais il y a tout le reste : tout ce qui sépare le texte, tel qu’il a été écrit jusqu’à présent, de l’oeuvre (roman, récit, pièce de théâtre, poème long, etc.) que vous aviez en tête et que vous voulez terminer.

Le problème, c’est que le premier jet qu’on écrit n’est jamais exactement ce qu’on avait en tête en commençant à écrire… pour la simple raison qu’on n’a jamais en tête l’ensemble des mots du texte au moment où on en conçoit l’idée première. L’idée donne une direction, une envie, un désir, qu’on peut tenter d’apprivoiser pour, au mieux, la transformer en plan préparatoire. Mais on s’écarte toujours un tant soit peu du plan. C’est inévitable, et ça vaut mieux comme ça. Le fait est que, dans la plupart des cas, le texte du premier jet qui en résulte n’est pas ce que vous vouliez faire. Un manuscrit est le résultat d’une idée A qui donne un premier jet A’, qu’il va falloir remanier et émender afin d’obtenir une oeuvre terminée A’ ‘ qui, en théorie, devrait respecter A autant que possible mais, en pratique, ne va souvent constituer qu’un résultat parmi mille et une concrétisations possibles de A. Le but est d’obtenir que le manuscrit A’ ‘ soit aussi bon que possible, c’est-à-dire aussi achevé, cohérent, intègre à lui-même et puissant que possible. Ce n’est jamais exactement ce dont on rêvait. Mais il a l’immense avantage d’exister, ce qui vaut toujours mieux qu’une idée de génie condamnée à demeurer pour l’éternité dans les limbes.

Donc, corriger. Comment corriger ? Et jusqu’où ? Aucune idée. Ça dépend du texte. Il n’y a que l’auteur pour le savoir. L’enfer, la solitude, comme dirait Blacksad.

Ecrire un premier jet, c’est vivre dans la solitude qui sépare le néant et l’existence. Corriger, c’est vivre dans la solitude, tout aussi absolue, qui sépare l’inachevé et l’achevé. Quand j’apprenais le russe (dont j’ai oublié une bonne partie ensuite, hélas), ma prof de russe nous a appris un jour une expression qui m’a profondément marqué et me poursuit toujours aujourd’hui : Я много делал, а я ничево сделал, ce qui se prononce : ia mnoguo diélal, a ia nitchévo sdiélal. « J’ai fait beaucoup de choses, mais je n’ai rien terminé ». En russe, la phrase contient deux fois le même verbe, toujours au passé, mais à deux aspects différents : d’abord diélal à l’imperfectif, qui insiste sur le processus en cours, puis cdiélal, conjugué cette fois au perfectif, qui envisage l’action dans son accomplissement. Corriger un texte, c’est passer de diélal à cdiélal, passer du moment où on est occupé à écrire au moment où l’on a véritablement terminé l’écriture, où l’on a mis la dernière touche au texte : c’est bon, il est terminé, on n’y reviendra plus.

Beaucoup d’écrits naissent dans des conditions telles que leur auteur se trouve forcé de passer à l’étape sdiélal pour des raisons indépendantes de sa volonté, par exemple parce qu’il doit rendre, envoyer, soumettre son texte avant une date-butoir. C’est l’avantage des appels à textes : ils vous obligent à finir. Les conditions de l’écriture se rapprochent alors, quoique à un tempo différent, de la rédaction d’une copie au cours d’un devoir sur table, d’un examen ou d’un concours. On peut se dire : « Tant pis, au moins j’ai fait de mon mieux » et se reposer. Certes, c’est une fin contrainte. On peut ne pas être satisfait de ce qu’on a écrit. Mais il y a des règles imposées par le monde extérieur, un carcan, un corset, si l’on veut. Ce serait un jeu, sans le sérieux de son enjeu pour toute personne qui tente sincèrement d’écrire le meilleur texte possible, le plus fidèle possible à une belle idée.

Les choses sont entièrement différentes lorsqu’on écrit en vue de proposer un manuscrit de sa propre initiative. Dans cette situation-là, rien ne vient imposer une fin au processus d’écriture. Le manuscrit peut faire l’objet d’un travail intense pendant plusieurs mois, puis dormir dans un tiroir ou sur un disque dur d’ordinateur jusqu’au moment où son auteur, reposé, remotivé ou possédé par de nouvelles idées, va le reprendre. Personne n’est là pour décider que c’est fini, personne non plus ne peut vous confirmer la qualité de la version corrigée par rapport au premier jet qui l’a précédée. Rien ne vous dit que vous n’êtes pas en train de défigurer un texte réussi, ou de faire fausse route en l’entraînant dans des directions qui n’ont rien à voir avec l’idée de départ, ni avec ce que le texte, tel qu’il a bel et bien été écrit, réclame pour être abouti, cohérent, incisif. Bref, c’est l’enfer du doute et des tâtonnements.

C’est dans ce genre de périodes qu’on tombe amoureux de la fonction « sauvegarder » du logiciel de traitement de texte. Mais garder trace de chaque correction finit par ne plus servir à grand-chose dès que les corrections dépassent une certaine ampleur : cela ne revient qu’à repousser le moment où, tôt ou tard, il faudra trancher en faveur d’une version.

La difficulté de corriger un texte long est sans commune mesure avec celle de corriger un texte court. La lapalissade vaut la peine d’être énoncée : la structure d’un roman, ses exigences en termes de logique interne, de progression, etc. n’ont rien à voir avec celles d’une forme courte. Surtout, la masse du texte, de ce texte que vous avez tant souffert pour créer, vous domine, vous intimide, menace de vous écraser. Vous avez fait naître un enfant, il faut à présent lui apprendre à marcher, et c’est votre propre enfant qui, au moment d’avancer, se laisse tomber, lourd comme un monde, lourd comme Ullikummi, ce dieu de pierre brute d’un mythe mésopotamien, et tire de tout son poids sur votre main pour vous faire tomber avec lui. Comment ose-t-il, malgré tout ce qu’il vous doit ?

Il faut lutter, là encore, mais c’est davantage une guerre d’usure. La lassitude, la paresse vous murmurent que le texte est déjà parfait, qu’après tout il existe, tracé du début à la fin sur les pages, et qu’on pourrait le laisser tel qu’il est. Le doute vous souffle le chaud et le froid, clamant tantôt que le premier jet est un chantier infâme et qu’il faut tout retaper ici, ici et ici, et tantôt que vous êtes en train de gâcher un texte somptueux, produit d’un élan d’inspiration qui ne se reproduira plus et qui valait mieux avant vos interventions maladroites.

Sans oublier que, plus on accumule les efforts, plus on engloutit de temps et d’énergie dans un manuscrit, plus un mécanisme psychologique d’amour-propre bien compréhensible fait croître l’envie d’obtenir une reconnaissance pour l’effort consenti, pour le travail abattu.

Comment savoir quand il faut s’arrêter ? Parce qu’après tout, il peut réellement arriver qu’on veuille trop corriger un texte, ou qu’on se soit tant éloigné de son idée de départ qu’on ne risque plus que de le déformer, ce qui fait qu’il vaut mieux le laisser tel qu’il est. Quand s’arrêter ? Hélas, je crois que c’est une affaire d’expérience. Tout comme l’expérience aide à mieux corriger, elle aide à mieux sentir quand un texte est suffisamment abouti pour être considéré comme terminé. Le problème, c’est que pour accumuler cette expérience, on en bave. Enfin, souvent.

J’ai tellement envie de balancer ça par la fenêtre et de sortir me balader ! (Maître des demi-figures, Marie-Madeleine écrivant, années 1520. Source: Wikimedia Commons.)

Publier : l’enfer, c’est les autres

C’est après ces luttes solitaires (car, encore une fois, quand on a une idée et qu’on veut la réaliser, personne d’autre n’a l’idée, personne d’autre ne peut savoir si elle est correctement concrétisée ou non), c’est, donc, au terme de ces titanesques combats du type bizarre assis devant son clavier, qu’on en vient au moment de proposer un manuscrit aux éditeurs.

Et là, c’est très difficile aussi, parce que ça n’a rien à voir (du tout) avec tout le travail précédent.

Ecrire un premier jet et faire des corrections, c’est difficile parce qu’on est seul en tête à tête avec son texte. Proposer un manuscrit pour publication, c’est difficile justement parce qu’on cesse d’être seul. Il a fallu s’entendre avec le texte, qui, sans être un organisme vivant, développe tout de même des exigences propres, des contraintes, des résistances, des surprises ; on se l’est coltiné pour le faire correspondre à des exigences qu’on a créées soi-même et qu’on s’est imposées de manière drastique, parce qu’il le faut pour venir à bout du travail que tout cela représente. Et voilà qu’il faut faire comprendre tout cela à d’autres humains qui ne sont encore au courant de rien,ni de l’idée, ni du texte final, ni du travail que cela a représenté pour passer de l’une à l’autre !

S’il n’y avait pas des enjeux sociaux si graves derrière, je pourrais presque comparer ça à la démarche d’un coming out. Un texte est quelque chose d’intime, qu’on a extrait de soi mais qui, pour le reste du monde, sort de nulle part. Avec le risque de l’incompréhension, de la moquerie, du ridicule, ou, peut-être pire, de l’indifférence du monde, le monde infini, tonitruant et écrasant, qui vaquait à ses occupations avant vous et qui continuera après vous. Si un auteur est, par son étymologie latine, quelqu’un qui augmente le monde grâce à ce qu’il écrit, comment obtenir le gîte et le couvert pour le nouveau texte ? Comment lui trouver une place dans la trame du monde ? Car si les humains ont, en théorie, tous droit à la vie, un droit que l’ONU a bien du mal à faire appliquer dans la pratique, les textes, eux, sont loin d’être aussi bien traités. Quoi de plus fragile et de plus dérisoire qu’un texte qui n’a encore aucun lecteur ?

Et qui est plus injuste qu’un lecteur ? C’est que la lecture, tant le choix de ce qu’on lit que la façon dont on se l’approprie, dont on le comprend et l’apprécie, est un acte, ou plutôt une série d’actes, profondément subjectifs. Or un éditeur n’est qu’un lecteur investi, par diverses circonstances, du pouvoir de diffuser des textes qui s’inscrivent dans ce mélange de goûts et de contraintes commerciales qu’on appelle une ligne éditoriale. C’est ici toute la différence entre un manuscrit et une copie d’élève ou un travail d’étudiant. Il n’y a pas de critère dont le respect garantirait l’acceptation à coup sûr, pas d’exigence constante que l’on pourrait s’efforcer de remplir afin d’être certain d’obtenir la diffusion du texte. Les sites Internet des éditeurs et leurs propos en entretiens énoncent de nombreuses conditions sine qua non, mais aucune condition avec laquelle oui. Ils en seraient bien incapables. C’est donc une affaire de rencontres et de circonstances, c’est-à-dire en partie de hasards. Publier, c’est donc, au moins en partie, s’en remettre à ces hasards, après tant d’efforts. Pas simple.

« Tu crois que ça conviendrait pour notre collection science-fiction ? – Bof, j’ai du mal à accrocher… » (Walter Firle, Spannende Lektüre, av. 1929. Source : Wikimedia Commons)

Qu’est-ce qui aide à tenir tout au long d’un processus si éprouvant ? L’écriture, parce qu’un texte, même inachevé, même agaçant dans ses limites, même non publié et frustrant dans les refus qu’il essuie, reste une création ajoutée au monde, c’est-à-dire une grande joie (au moins à mes yeux, en tant qu’auteur). Les avis des gens qui lisent le texte et aident à l’améliorer, par leurs avis et critiques constructives. Les refus des éditeurs (trop rares dans le cas des romans, plus fréquents dans le cas des nouvelles) qui prennent la peine d’argumenter et, donc, d’aider l’auteur à améliorer le texte, ou du moins à mieux comprendre ce qu’attend tel ou tel éditeur. Et les gens qui, comme vous, écoutent l’auteur se plaindre.

L’automne des corrections a laissé place à un hiver de premiers jets. Après des mois sur un unique texte long, j’aime bien alterner avec quelques nouvelles, moins intimidantes et autorisant des univers, styles et procédés variés. En espérant un jour arriver à publier un texte long et non plus seulement des nouvelles ou des poèmes courts. On verra bien, et en attendant on continue d’essayer !

Actualité des publications : juin 2019

Un article d’inspiration antico-fantastique pour jeux de rôle

En attendant la parution ma prochaine nouvelle cet été, voici ma troisième publication « pro » dans le domaine des jeux de rôle : un nouvel article dans Jeu de rôle magazine n°46, tout juste paru : « L’Eukratideion, la monnaie d’or maudite de l’antique royaume gréco-bactrien ». La rubrique « Inspirations », où il s’inscrit, part en général d’un sujet de vulgarisation historique pour fournir aux meneurs et meneuses de jeu de quoi enrichir leurs scénarios, PNJ ou descriptions de lieux, souvent avec des encadrés proposant une amorce de scénario ou le profil d’un personnage.

Dans mon cas, il est question d’un objet rare et étrange provenant du royaume gréco-bactrien, petit royaume aussi passionnant que peu connu né de la rencontre entre la culture hellénisée des soldats macédoniens d’Alexandre le Grand et des peuples de la Bactriane, en Asie centrale. Là-dessus vient se greffer une sombre histoire de roi trop ambitieux, de monnaie qui semble porter malheur à ses découvreurs, et une petite galerie de personnages du XIXe siècle bien réels qui formeront d’excellents personnages non-joueurs pour un scénario d’aventure.

JdrMag 46 couverture

Sur le feu

AOC n°53 devrait paraître sous peu avec ma nouvelle de science-fiction « Comme un vol de frelons dans la nuit affamée ». J’ai hâte de le voir paraître. L’écriture se fait toujours sur un temps long, même pour des formes courtes. Pour l’anecdote, la première rédaction de ce texte remonte à octobre 2017 et, bien que le texte compte environ 28 000 caractères espaces comprises, soit environ 11 pages A4, il a fait l’objet de plusieurs phases de correction, que ce soit de ma part ou, ensuite, en relation avec le relecteur attentif désigné par AOC. Au passage, le récit s’est substantiellement allongé afin de rendre la fin moins abrupte et de donner davantage de consistance tant à l’univers qu’aux personnages principaux.

Ce temps long de l’écriture se prolonge d’un temps long de la publication. Proposer des textes à des revues et à des éditeurs puis attendre leurs réponses, parfois hypothétiques, car tous ne prennent pas la peine d’envoyer des messages de refus quand ils décident de ne pas retenir un texte. Ce sont au minimum plusieurs mois d’attente, souvent dans l’ignorance du moment exact où la réponse tombera, avec le stress de se demander si le texte sera accepté, s’il aura plu, s’il aura été compris comme je l’espérais ou s’il suscitera des malentendus au sein des comités de lecture (certains avis détaillés que j’ai pu lire en montraient des exemples). Si le texte n’est pas retenu, c’est au minimum un mois de travail à remettre en cause (pour une brève nouvelle) mais le plus souvent plusieurs mois ; pour un roman, on compte en années. Faut-il soumettre le texte ailleurs, corriger, jeter l’éponge ? Au moins faut-il avoir obtenu une réponse, ne serait-ce que pour proposer un autre texte à la revue (ou à l’éditeur) en question, car il n’est pas possible d’en proposer plusieurs et le nombre de structures auxquelles on peut envoyer des nouvelles de littératures de l’imaginaire reste très limité dans la francophonie.

Actuellement, j’ai trois textes courts en attente de réponse. S’y ajoutent au moins autant d’autres que j’attends de pouvoir soumettre ailleurs ou aux mêmes endroits, ou qui ne correspondent pas aux critères nécessaires pour que je puisse les soumettre à des revues (trop longs, n’appartenant pas au « bon » genre littéraire, etc.), et que je garde sous le coude pour le moment, soit pour les laisser encore mûrir et les recorriger plus tard, soit en faire un recueil, etc.

Pour ce qui est des romans, le premier roman que j’ai soumis à de nombreux éditeurs n’a pas trouvé preneur pour le moment ; j’attends la réponse d’un éditeur. La conception, l’écriture et la correction de ce roman avant soumission à des éditeurs m’ont pris sept ans bien comptés, à ne pouvoir écrire qu’à de longs intervalles. J’ai écrit, depuis, un deuxième roman d’un genre, d’un ton et d’un rythme différents. Pour celui-ci, j’ai décidé de recourir à des bêta-lecteurs. Là encore, c’est une affaire de temps long, car on ne peut pas harceler des gens bénévoles qui ont autre chose à faire que de lire les hasardeuses inventions de votre clavier. J’ai hâte de proposer ce roman à des éditeurs, et cependant le stress de la correction demeure : il faut peaufiner la bête au mieux avant de la pousser hors de l’écurie sur la piste.

Tous ces temps longs expliquent que ce blog ne publie d’actualités des publications qu’à de longs intervalles, alors que j’écris chaque semaine. Je dirais bien que j’envie les gens qui se sont consacrés à la musique ou au dessin et peuvent, en quelques minutes, obtenir l’avis souvent admiratif de leurs proches, mais la composition d’un air ou le peaufinage d’un dessin demandent, eux aussi, de longues heures avant de pouvoir oser montrer le résultat à quelqu’un…